CHAPITRE VI
— Tu es devenu un vrai samir, Rohel Le Vioter ! s’exclama Nazzya avec un large sourire.
Rohel avait appliqué les conseils de la jeune femme pour repérer la nappe enfouie à deux mètres sous terre au pied d’un rocher. La couleur légèrement plus sombre du sable et la perturbation des effluves de chaleur provoquée par l’évaporation l’avaient informé qu’une réserve d’eau se trouvait à cet endroit. Il lui fallait maintenant savoir si elle était « mûre », c’est-à-dire si elle présentait une quelconque ouverture. Il examina le sol avec attention, un sable dur, tassé, jonché de cailloux. Il remarqua, parmi les nombreuses anfractuosités, une étroite fissure dont il ne distinguait pas le fond. Il y glissa la main après s’être agenouillé, se rendit compte qu’elle s’évasait au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans la terre et parvint à y insérer le bras tout entier.
Nazzya l’observait avec intérêt, comme une mère évaluant les progrès de son enfant. Les rayons de Flamme, couchée depuis peu, continuaient d’incendier la voûte céleste. Des courants d’air frais s’insinuaient dans la chaleur encore lourde. Le Vioter entreprit de dégager le conduit. Il saisit un caillou pointu, laboura la surface dure de manière à ramollir le sable puis, se servant de ses mains comme d’une pelle, il commença à élargir l’incision.
Il n’eut besoin que de dix minutes pour déblayer l’ouverture et révéler le puits, une cavité naturelle et circulaire d’un mètre de diamètre. Nazzya lui avait expliqué que ces poches d’eau, les oubaqs, étaient reliées à des nappes phréatiques par des conduits souterrains qui faisaient office de vases communicants. Elles creusaient elles-mêmes leurs puits par évaporation pour s’ouvrir comme des fleurs. La samir avait ajouté que le désert tourmentait jusqu’à la mort l’efkir qui forçait une oubaq encore fermée.
Fasciné, Le Vioter contempla un long moment la surface noire de l’eau que faisaient frissonner les chutes de sable et de cailloux. En quatre jours de marche dans le désert, Nazzya et lui avaient toujours réussi à assouvir leur faim et leur soif. C’était la jeune femme qui s’était le plus souvent chargée de trouver les vivres nécessaires à leur subsistance, mais il s’était évertué à l’observer pour pouvoir se débrouiller seul au cas où les événements les contraindraient à se séparer. Il avait appris à repérer les emplacements des oubaqs, à se réfugier dans les uzlaqs, d’anciennes oubaqs vidées de leur eau et qui conservaient une température constante pendant la nuit, à reconnaître le repas du soir ou du matin dans les animaux qui passaient à proximité, lézards, serpents, insectes, dans les minuscules feuilles jaunes qui poussaient entre les pierres et qui révélaient la présence de gros tubercules à la chair blanche et farineuse.
Nazzya n’avait aucun doute sur la générosité d’une nature qui, pour des yeux efkiri, paraissait aride, stérile, hostile. Elle se servait d’un couteau à la lame de pierre aussi effilée et tranchante qu’un rasoir pour dépecer les petites proies qu’elle capturait avec une rapidité et une adresse stupéfiantes. Elle n’avait pas besoin d’allumer un feu pour cuire les morceaux de viande, les insectes ou les tubercules : elle les posait sur des pierres noires et lisses qu’on trouvait un peu partout dans le désert, y compris dans les zones sablonneuses où elles étaient enfouies à quelques centimètres de la surface. Elles avaient la propriété d’accumuler la chaleur de l’étoile double durant le jour et de la restituer tout au long de la nuit. Nazzya plaçait parfois une de ces pierres, qu’elle surnommait les « petits soleils » dans une uzlaq mal protégée pour prévenir un abaissement brutal de la température. Elles faisaient en tout cas d’excellentes plaques de cuisson, au point que les aliments – y compris les insectes, devant lesquels Le Vioter avait longtemps hésité – avaient un goût savoureux.
Nazzya remonta sa robe et s’accroupit à son tour au bord du puits.
— Le désert t’a déjà adopté comme un de ses fils, dit-elle. Il n’offre pas souvent une oubaq d’une telle qualité à un efkir. Et même à certains samiri.
D’un geste du bras, elle lui fit signe de descendre à l’intérieur de la cavité, de bénéficier donc d’une eau pure, non souillée, un privilège réservé au plus ancien lorsque plusieurs samiri se retrouvaient ensemble. Un honneur en principe interdit aux efkiri, qui devaient se contenter de boire l’eau que les habitants du désert condescendaient à leur donner.
— J’ai les pieds en sang, dit Le Vioter. Je risque de polluer la nappe.
La marche sur les cailloux aux arêtes tranchantes, sur le sable brûlant, sur les aiguilles végétales avait ouvert des plaies sur les plantes de ses pieds qui, à la différence de ceux de Nazzya, n’étaient pas encore protégés par une épaisse couche de corne. Certaines lésions s’étaient déjà cicatrisées, mais d’autres s’étaient infectées et avaient dégénéré en cloques purulentes. Il avait voulu les entourer de pans déchirés de sa combinaison mais la samir l’en avait empêché :
— Tu dois accepter les transformations imposées par le désert, même les plus douloureuses, ou tu resteras un efkir, un étranger incapable de te plier à ses lois.
Il avait donc renoncé à soigner ces égratignures qui lui donnaient l’impression de marcher en permanence sur des clous chauffés à blanc. Il s’était aidé, pour supporter la douleur, des principes fondamentaux de l’enseignement de Phao Tan-Tré : considérer la souffrance comme une alliée, l’assumer comme une partie intégrante de soi-même, comme un organe. Il s’était concentré sur le mouvement de ses jambes, sur le balancement de ses bras, sur son souffle, sur tous ces mécanismes internes qui étaient l’expression de la continuité, de la vie. Il était progressivement descendu en lui-même, là où les pensées n’étaient plus que les vagues lointaines et confuses d’un océan apaisé, silencieux. Les caresses ardentes de l’étoile double, et particulièrement de Flamme, avaient glissé sur lui comme des songes. Il avait oublié la chaleur vive qui se dégageait de Lucifal et qui lui irradiait le flanc gauche. Il avait suivi sans difficulté l’allure de la jeune femme, qui menait bon train du lever de la naine blanche jusqu’au coucher de la géante rouge et qui semblait voler sur le sable où elle ne laissait aucune empreinte. Sa robe et sa chevelure flottaient derrière elle comme des ailes.
— Ni le sang ni la sueur d’un enfant du désert ne peuvent souiller une oubaq, déclara la samir.
— Je ne suis pas un enfant du désert, objecta Le Vioter, mais un simple voyageur, un homme égaré entre deux mondes.
Une telle tristesse imprégnait sa voix que Nazzya releva la tête et le fixa avec un mélange de curiosité et de compassion.
— Tu n’es rien d’autre qu’un reflet de l’univers ! affirma-t-elle avec force. Et si le destin t’a conduit dans le désert intérieur de Déviel, ce n’est pas par erreur, ni même par hasard.
La lumière oblique de Flamme ensanglantait sa chevelure éparpillée par le vent. La lumière du crépuscule adoucissait ses traits et rehaussait sa beauté. Comme une pierre précieuse, elle semblait avoir été épurée et polie par le désert.
— L’environnement dans lequel tu évolues est à l’image de ton âme, poursuivit-elle. Et ton âme n’est pas aussi desséchée que tu crois.
— Le temps s’est arrangé pour faire le vide autour de moi, murmura-t-il d’une voix monocorde. Il a englouti mon peuple, mes parents… Saphyr…
— La femme de tes pensées n’est peut-être pas morte ! protesta la samir avec une vivacité surprenante. Regarde autour de toi.
D’un geste du bras, elle l’invita à lever les yeux et à contempler l’étendue aride qui se confondait au loin avec l’écarlate du ciel.
— Un efkir jurerait que ce monde est mort, et pourtant il vit avec davantage d’intensité que la plupart des mondes fertiles. Ici, la vie doit montrer du caractère, de la force, pour se perpétuer. Ici, chaque seconde de survie est une victoire.
Le Vioter hocha la tête à deux reprises.
— Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour Saphyr. La vie n’a aucun intérêt sans elle.
— Elle s’est peut-être provisoirement effacée pour t’inciter à puiser la force en toi-même, comme le désert pousse ses enfants à chercher le meilleur en eux-mêmes.
Rohel tira Lucifal de sa ceinture et la reposa délicatement sur le sol. Des rayons diffus de lumière s’échappaient du fourreau de cuir et tendaient un voile doré sur le sable et les cailloux alentour. Même séparé de l’épée, il continuait d’éprouver une sensation de brûlure aiguë sur le côté gauche. Elle brillait avec une intensité grandissante au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient d’Ersel.
— Les dieux ne t’auraient pas confié une arme d’une telle puissance s’ils n’avaient pas eu confiance en toi, fit la samir en désignant l’épée d’un mouvement de menton.
Il la dévisagea d’un air soupçonneux.
— Comment sais-tu qu’elle a été fabriquée par des dieux ?
Elle soutint son regard sans ciller.
— Le désert m’a montré les secrets de ton inconscient.
Il ne prêtait plus attention aux images qui se dressaient parfois devant eux, disparaissaient aussi soudainement qu’elles étaient apparues et lui donnaient l’impression de rencontrer des personnages évadés de sa mémoire. Il avait cru apercevoir, au détour d’une colline de sable, ses parents, ses frères, ses sœurs, Phao Tan-Tré, des hommes et des femmes de rencontre, des Ulmans du Chêne Vénérable… Il ne se souvint pas en revanche d’avoir entrevu des mirages issus de l’inconscient de Nazzya.
— Lucifal m’a été donnée pour combattre le Cartel des Garloups, murmura-t-il.
Les lèvres de la jeune femme s’étirèrent en une moue méprisante.
— Ces créatures du diable ont amené le malheur avec elles ! cracha-t-elle. Elles n’ont aucun respect pour l’homme, et les efkiri qui leur fournissent les corps d’emprunt sont maudits jusqu’à la vingtième génération.
— Les tiens n’ont pourtant pas essayé de les chasser de Déviel.
Elle se releva et fit quelques pas en direction du rocher ciselé par le vent.
— Nous ne pouvons pas vivre loin du désert, dit-elle. Ceux d’entre nous qui ont essayé de se sédentariser, de vivre en ville dans une maison d’efkir, sont devenus fous ou bien sont morts de maladie en quelques mois. Nous ne combattrons le Cartel que lorsqu’il viendra nous défier sur notre territoire.
— Vous n’êtes pas assez nombreux pour…
— Le nombre n’a aucune importance ! coupa-t-elle en se retournant et en le fixant d’un air farouche. Entre dans l’eau maintenant : une oubaq ouverte peut s’assécher en quelques secondes si on la fait attendre trop longtemps.
Il se défit de sa combinaison qu’il posa en boule au-dessus de Lucifal, engagea les jambes dans l’ouverture et, se raccrochant au bord du puits, descendit progressivement dans l’oubaq. Il lâcha les prises et se laissa tomber lorsqu’il eut de l’eau jusqu’aux genoux.
La retenue était plus profonde qu’il ne le pensait, plus profonde en tout cas que les oubaqs qu’ils avaient jusqu’à présent visitées. Il s’attendit à toucher le fond d’un moment à l’autre mais, même lorsqu’il fut entièrement immergé, il continua de s’enfoncer et il lui fallut battre des bras et des jambes pour entamer sa remontée. Non seulement il devait surmonter l’engourdissement provoqué par la fraîcheur glaciale de l’eau, mais vaincre également l’inertie mentale qui l’envahissait. Un murmure envoûtant l’invitait à renoncer, à quitter enfin l’univers blessant de la matière pour rejoindre Saphyr dans le monde apaisant de l’esprit. L’oubaq était une bouche attirante, un passage vers Tailleurs, un lieu de transition.
Comme l’avait affirmé Nazzya quelques instants plus tôt, le désert éprouvait sa détermination, le plaçait dans une situation où il devait puiser en lui-même la force de survivre. L’espace de deux ou trois secondes, il fut tenté de se laisser couler à pic dans les profondeurs de l’eau, de plus en plus noire au fur et à mesure qu’il s’éloignait de la surface. Il cessa de battre des bras et des jambes. Son corps ne se révoltait plus à la perspective de manquer d’air. Des rigoles glacées s’infiltraient déjà dans ses narines, entre ses lèvres desserrées. Une tempête d’images et de sensations se leva dans son esprit. Les hommes et les femmes qu’il avait combattus se confondaient avec ceux qu’il avait aimés, des scènes oubliées de sa petite enfance succédaient aux souvenirs les plus récents… Il partait tout doucement, sans s’en rendre compte, s’abandonnant à l’eau comme un enfant dans les bras de sa mère. Il glissait le long d’un tunnel suave et éclairé d’une lumière bleue. Il lui semblait enfin rentrer chez lui, retourner à cette source dont il avait été chassé une éternité plus tôt.
Le sentiment de trahir l’humanité, de se renier lui-même puisqu’il appartenait au peuple des hommes, l’assaillait également. Il savait, en ce moment, qu’il ne noyait pas seulement ce corps qui lui permettait d’intervenir sur les champs de matière, mais qu’il engloutissait avec lui tout le genre humain. Conditionnée par le désert, Nazzya ne serait pas en mesure de prendre sa place, d’utiliser Lucifal, de défier le Cartel. Une épaisse couche de sable recouvrirait l’épée de lumière, l’inestimable présent d’une civilisation très ancienne à l’humanité. Elle resterait enfouie dans ce désert pendant des siècles, pendant des millénaires, jusqu’à la fin des temps, et lui n’aurait rien fait pour empêcher les hommes d’être balayés par les grands vents de l’oubli.
Les Garloups ne disposeraient pas de la formule mais ils finiraient par trouver un autre moyen d’ouvrir des fenêtres sur l’espace et de débarquer en masse sur les mondes recensés. Resterait-il un fragment humain lorsqu’ils auraient conquis l’univers ?
Soudain, alors que ses pensées s’estompaient, devenaient peu à peu aussi impalpables que des songes, une évidence s’imposa à lui avec la clarté et la force d’une révélation. Puisque Lucifal lui avait été confiée, il serait le bras armé de l’humanité, il exterminerait les Garloups jusqu’au dernier, puis, lorsqu’il aurait accompli cette ultime mission, il pourrait enfin s’effacer. Machinalement, il recommença à remuer les membres et enraya sa plongée dans les profondeurs de l’oubaq. Ces mouvements, peu vigoureux pourtant, le ramenèrent à la réalité. Il repoussa une attaque de panique qui lui enjoignait d’ouvrir la bouche, de chercher l’air, de se débattre contre cette eau froide qui l’emprisonnait. Le sang cognait en cadence sur ses tympans, et sa veine jugulaire était sur le point d’éclater. Il n’avait aucune idée de la distance qui le séparait de la surface, mais la pression qui s’exerçait sur sa nuque et ses épaules lui indiquait qu’il avait atteint une grande profondeur. Son cerveau sous-oxygéné flottait dans une torpeur dangereuse et ses poumons se rétractaient à l’intérieur de sa cage thoracique.
Le désert pousse ses enfants à chercher le meilleur en eux-mêmes, avait dit Nazzya. Il condamnait Rohel à puiser dans ses dernières ressources pour sortir du piège aquatique dans lequel il s’était fourvoyé. Il se concentra d’abord sur le mouvement alternatif de ses pieds, dont il s’efforça de conserver la régularité pour ne pas dévier de sa trajectoire et être projeté contre la paroi du puits. Des pointes acérées se fichèrent dans ses tympans lorsqu’il franchit un premier palier de décompression. Les bras collés le long des hanches, il évita de se crisper pour donner à son corps toute la légèreté, toute la fluidité nécessaires. Phao Tan-Tré lui avait enseigné la méthode de la catalepsie volontaire, un ralentissement du métabolisme qui permettait de tenir un long moment sans respirer, mais il n’avait pas pris d’inspiration avant de se jeter à l’eau et il ne disposait pas de la réserve d’oxygène indispensable à l’exécution de la technique. Il n’avait pas d’autre choix que de repousser sans cesse son seuil de résistance.
À plusieurs reprises, il crut que son sang vicié se répandait hors de ses veines. L’eau avait maintenant la consistance de la boue. Aucune lueur ne l’informait qu’il approchait de la surface. Cette lutte éprouvante contre l’élément liquide ranima des souvenirs enfouis dans son inconscient. Une souffrance indescriptible à l’intérieur d’un conduit étroit… Une sensation de séparation, de déchirement… Une lumière à l’extrémité du passage, qui, bien que ténue, lui blesse cruellement les yeux… De l’air… Un hurlement…
La naissance est-elle une mort, la mort une naissance ?
Des yeux luisent dans la pénombre.
— Rohel…
La voix de sa mère résonne comme un soupir de bienvenue.
— Rohel ? Est-ce que ça va ?
Un cercle pourpre d’un mètre de diamètre s’est découpé au-dessus de lui.
— Tu m’as fait peur… Ça fait presque cinq minutes que tu as disparu dans l’oubaq…
Une femme penchée sur le bord de la cavité, la tête auréolée d’une masse sombre et mouvante, les seins comprimés par ses bras resserrés.
Il eut besoin d’une bonne vingtaine de secondes pour renouer avec le fil de la réalité. L’air entrait à flots par sa bouche grande ouverte et sa pression sanguine s’était tout à coup relâchée, abandonnant des frémissements dans ses veines. Au travers du voile qui lui troublait les yeux, il vit Nazzya descendre à son tour dans le puits et plonger dans l’eau. Elle resta immergée une poignée de secondes avant de réapparaître à ses côtés, de s’accrocher à une aspérité de la paroi et de lui glisser le bras autour de la taille pour l’empêcher de couler. Il se rendit alors compte qu’il se maintenait à la surface grâce à une excroissance rocheuse sur laquelle il avait posé instinctivement le pied. Le crépuscule déversait sa lumière écarlate dans la cavité. Les premières étoiles s’allumaient dans le ciel assombri.
La tête de Nazzya vint se nicher sur son épaule.
— Tu as trouvé le meilleur en toi, Rohel, fredonna-t-elle.
Il ne répondit pas, cherchant encore son souffle. Même si son long séjour dans l’eau – presque cinq minutes, avait dit la samir – avait représenté une terrible épreuve sur le plan physique, il se sentait empli de sérénité, comme nettoyé de l’intérieur. La perspective de rejoindre Saphyr après avoir accompli sa tâche, de réaliser la fusion dans un autre monde, suffisait à le combler.
— Nous devons encore chercher de quoi manger et une uzlaq pour passer la nuit, ajouta Nazzya.
Elle se serra contre lui et, malgré la froideur de l’eau, il perçut le désir qui exsudait de sa peau.
Ils se nourrirent de grandes sauterelles qu’ils firent griller sur une large pierre noire et dont la chair blanche avait un goût comparable à celui des crustacés. Ils n’avaient aucun effort à fournir pour capturer les insectes, qui venaient d’eux-mêmes se poser à proximité de leur main et se laissaient décortiquer sans réaction. Ils ne se rhabillèrent pas tout de suite, offrant leurs corps aux effleurements de la brise mourante.
Les premières morsures de la bise nocturne les incitèrent à chercher une uzlaq. Ils en trouvèrent une en plein milieu d’une étendue plate, repérable à la consistance et à la couleur particulières du sable qui la recouvrait. Ils dégagèrent son puits, large de soixante centimètres, en moins de dix minutes. Comme les ténèbres naissantes les empêchaient de distinguer le fond, Nazzya lança un caillou à l’intérieur. Le bruit les informa qu’elle était d’une profondeur approximative de quatre mètres, ce qui les contraignit à se suspendre à bout de bras au rebord de l’ouverture avant de se lancer dans le vide.
Le Vioter se reçut le premier sur le sol, un mélange de terre et de sable qui s’était durci avec le temps. Au passage, les aspérités du puits lui éraflèrent la hanche et l’épaule droites. La lumière de Lucifal, glissée dans la ceinture de sa combinaison, débordait de plus en plus du fourreau de cuir et éclairait l’intérieur de la cavité, révélant les différentes traces abandonnées par l’eau du temps où elle était encore une oubaq. Plus grande que les uzlaqs dans lesquelles Rohel et Nazzya avaient dormi les nuits précédentes, elle avait la forme d’une sphère d’environ trois mètres de diamètre. Il y régnait une température agréable et, bien qu’elle fût desséchée, l’air y était imprégné d’humidité. Elle évoquait un cocon de terre, un abri matriciel, et donnait l’impression que rien de grave ne pouvait arriver à ceux qu’elle recueillait. Elle semblait hors de l’espace et du temps, comme un antre à la neutralité bienveillante.
Le Vioter s’écarta pour permettre à Nazzya de le rejoindre. La jeune femme s’engagea à son tour dans le puits. Une fois au sol, elle lança un regard à la fois intrigué et inquiet en direction de Lucifal, dont la lumière mal contenue par le fourreau parait les parois concaves de dentelles d’or et d’ombre.
— Elle brille comme si elle pressentait un danger, murmura-t-elle d’un air songeur.
— Elle ressent la présence des Garloups, approuva Rohel.
— Elle risque de te brûler avant que nous soyons arrivés à Ersel.
— Je crois plutôt qu’elle me prépare à l’affrontement, qu’elle me remplit progressivement de sa chaleur, de sa puissance.
Nazzya se rapprocha de lui. Son souffle lui effleura les lèvres et les joues.
— J’ai envie moi aussi que tu me remplisses de ta chaleur, de ta force.
L’uzlaq amplifia son chuchotement comme une caisse de résonance. Une petite voix s’éleva dans l’esprit de Rohel, qui lui enjoignit de ne pas céder aux avances de la samir. Il interpréta cette intervention de son inconscient comme un reste de conditionnement, comme une manière de se raccrocher au souvenir de Saphyr.
Nazzya n’attendit pas la réponse de son vis-à-vis pour dégrafer le haut de sa combinaison et glisser les mains sur son torse. Enflammé par ses paumes brûlantes, il n’eut pas la volonté de résister, de refuser ses lèvres, de repousser ses doigts agiles qui le dépouillaient de sa combinaison comme les becs d’oiseaux dépeçant une proie. Rarement il avait ressenti un tel bonheur d’être touché. Les mains de la samir l’ensorcelaient, tissaient sur son corps sans défense une trame de désir et de tendresse. Leur contact ravivait en lui de vagues réminiscences empreintes de tiédeur maternelle.
Elle ne s’écarta pas de lui pour se défaire de sa robe, comme attentive à ne lui laisser aucun moment de répit. Ses lèvres et sa langue glissèrent sur son torse, sur son ventre, le long de ses cuisses, voletèrent autour de son sexe sans jamais s’y poser, comme des oiseaux insaisissables et cruels. Puis ses ongles se fichèrent profondément dans son bras et l’exhortèrent à s’allonger. Il s’exécuta, vaincu déjà par cette femme que le désir transformait en prêtresse redoutable. Elle s’assit à califourchon sur lui et, à lents mouvements de bassin, entreprit de lui enduire tout le corps de ses sécrétions. Il perdit alors toute notion de limite, happé par un tourbillon de sensations, d’odeurs, de saveurs.
— Donne-moi ta force, Rohel.
Ces mots étaient sortis de sa bouche comme une plainte. Il se rendit compte qu’elle le guidait vers l’entrée de sa faille. Il eut un vague sentiment de révolte lorsque le ventre palpitant de Nazzya l’aspira. Elle s’empala sur lui, se pencha pour le frôler de ses cheveux, lui mordiller la lèvre inférieure, l’embrasser dans le cou. Il comprit qu’elle effectuait cette succession de gestes pour l’empêcher de penser, de réagir.
Il lui sembla entendre un cri de détresse.
Saphyr…
Elle l’avertissait d’un danger. Elle était donc vivante. Il chercha aussitôt à se retirer de Nazzya, mais elle resserra brutalement les cuisses et le maintint plaqué au sol. Il perçut les subtils courants glacés des poires intravaginales qui éclataient et libéraient leur substance chimique. Il replia les jambes et donna un violent coup de bassin vers le haut. Déséquilibrée, la samir bascula sur le côté, roula sur elle-même, heurta violemment le bas de la paroi.
Le froid qui se diffusait dans ses veines lui indiquait que les produits chimiques étaient déjà passés dans son sang. Les poires tapissées dans les muqueuses vaginales étaient un des moyens les plus répandus pour neutraliser un homme en douceur. Dans quelques secondes, il serait entièrement soumis à la volonté de Nazzya, il obéirait au moindre de ses ordres comme un animal dressé. Elle n’était pas une courtisane pourtant : sa connaissance du désert prouvait qu’elle appartenait bel et bien au peuple samir.
Elle avait relevé la tête et la lumière de Lucifal se reflétait dans ses yeux noirs à demi occultés par le rideau de ses cheveux. Sa vulve, en partie voilée par sa toison noire, ressemblait désormais à une bouche maléfique.
— Pourquoi ? Pourquoi ?
Il manquait d’air, il avait l’impression d’étouffer, son corps commençait à métaboliser les molécules chimiques.
— Je suis programmée pour obéir, répondit-elle.
— Programmée ? Tu… n’es pas humaine ?
Elle paraissait hésiter entre deux sentiments, le regret d’avoir trahi un homme qui lui avait accordé sa confiance et la satisfaction du devoir accompli.
— Tu m’obéiras désormais ? demanda-t-elle d’une voix douce en se redressant.
Le Vioter rejeta catégoriquement cette idée mais une douleur fulgurante lui transperça le crâne et le laissa au bord de l’inconscience.
— Tu m’obéiras ?
Il ne répondit pas. Il se demanda ce qu’il fabriquait dans cette grotte éclairée par une lumière qui jaillissait d’un fourreau de cuir gisant sur le sol. Il distinguait au-dessus de lui un cercle de nuit étoilée.
Nazzya était agenouillée à ses côtés, nue, souriante, attentive.
— Tu m’obéiras ?
Pourquoi posait-elle cette question ? Elle était si belle, si adorable, qu’il n’avait jamais envisagé de lui désobéir.